Internet fait sa foire d'art contemporain
La semaine passée, s’ouvrait pour la première fois l’Art Stage de Singapour,
une foire d’art contemporain créée par le Suisse Lorenzo Rudolf, ancien
directeur de la foire de Bâle, inventeur de la foire de Miami-Bâle, cofondateur
de la foire de Shanghai, ex-responsable de la foire de Bologne et actuel
directeur d’Art
Paris et d’Art Paris Abu Dhabi. Et comme tout s’accélère dans le monde
merveilleux du marché de l’art, en voici cette semaine une autre, elle aussi
nouvelle, elle aussi internationale, elle aussi consacrée à l’art contemporain,
mais encore plus grande, plus prestigieuse, plus glamour, puisqu’elle regroupe
quelques-uns des plus importants marchands du monde, de l’Américain Larry Gagosian à
la très chic galerie zurichoise Hauser & Wirth.
Elle s’appelle VIP Art Fair – pour Viewing in private (visites privées). Elle
ne se tient nulle part. Ou bien elle se tient partout : c’est une foire
virtuelle. Elle ouvre le 22 janvier sur la Toile, accessible à tous les
ordinateurs du monde. Elle comporte pour cette première édition 137 galeries,
mais rien n’empêche que des centaines d’autres s’inscrivent : il n’y a pas de
problème de place, ni de transport, ni de conservation, ni même d’agenda pour
les éventuels collectionneurs. Un site interactif, des stands virtuels, des
reproductions photographiques de qualité, la possibilité de « tourner » autour
des œuvres en volume, et le tour est joué. L’enjeu est clair : alors qu’Art
Stage, à Singapour, vise le marché de la zone Asie-Pacifique (en plein essor
paraît-il), VIP Art Fair, elle, vise le monde entier, y compris ladite zone.
Lorenzo Rudolf n’y avait pas pensé. Le galeriste américain James Cohan l’a
fait.
La bonne nouvelle, pour le public, c’est l’accès gratuit – les galeries,
elles, selon le nombre d’œuvres montrées (entre 10 et 20), paieront
l’emplacement virtuel de 3 000 dollars (2 250 euros) à 20 000 dollars (15 500
euros) . On peut donc s’y promener, regarder les œuvres, mais c’est tout. Le
moindre renseignement sur un artiste ou un prix nécessite l’obtention d’un pass
VIP en vente 20 dollars (15 euros) par jour ou 100 dollars (75 euros) pour la
durée de la foire. Les organisateurs précisent que les tractations se feront,
elles, par téléphone ou par le logiciel Skype – et le paiement, par virement
bancaire sans doute ?
Il n’est donc même plus besoin de voir une œuvre pour
l’aimer et l’acquérir, sa photographie seule suffit – les collectionneurs sont
des êtres parfois fascinants.
C’est sans doute pourquoi, ces derniers temps, les institutions publiques ont
eu tendance à les privilégier en exposant leurs collections, comme récemment
encore celle du publicitaire anglais Charles Saatchi au Tri postal de Lille. Comme si le fait
d’acheter conférait au collectionneur une sorte d’autorité esthétique - comme si
Charles Saatchi en Angleterre, François Pinault en France, ou je-ne-sais-quel
milliardaire cubain de Miami possédaient l’œil absolu. Or, et VIP Art Fair le
confirme, en dehors de toute spéculation vulgaire, un collectionneur n’aime pas
forcément (et passionnément) l’art. Ce qu’il aime en revanche, et avec
certitude, c’est le collectionner. Pour en faire quoi ? Dans le meilleur des cas
en jouir, et sinon : décorer son appartement, épater ses amis, montrer sa
richesse et/ou son pouvoir, dépenser un trop-plein d’argent, asseoir sa
réputation, tromper son ennui, calmer sa culpabilité, accéder à un certain
statut social, que sais-je encore, donner du sens à sa fortune ? Seule évidence,
que VIP Art Fair aussi confirme : le marchand, lui, l’art, et de n’importe
quelle manière, il adore le vendre.
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